CINQUIÈME PARTIE

 

27

 

Un mois plus tard, Touthmôsis rentra triomphalement à Thèbes avec son armée, porteur d’un considérable butin et accompagné d’un grand nombre de prisonniers. Hatchepsout l’accueillit avec une réserve et une froideur qu’il fit semblant de ne pas remarquer. Il assista à ses côtés à la présentation des trésors rapportés de Gaza, en lui faisant le récit des hauts faits de la campagne et du siège de la ville. Puis, après s’être rendue au temple en sa compagnie, Hatchepsout alla retrouver Senmout pour s’informer de l’état d’esprit de son peuple.

— Quel accueil le prince héritier a-t-il reçu de Thèbes ?

— Le passage de l’armée a été salué du delta jusqu’à Thèbes par des foules en délire, lui apprit-il sans ménagement. Paysans et citadins l’ont acclamé et lorsqu’il descendait de son char pour se mêler au peuple, ils lui baisaient les pieds en l’appelant pharaon. Ils vous aiment encore, Majesté, mais ils ont déjà oublié la paix et la prospérité que vous leur avez offertes. Ils ne rêvent plus que de conquêtes.

— Les foules sont toujours volages, murmura-t-elle. Le peuple désire constamment le contraire de ce qui lui convient. S’il veut la guerre, il l’aura assurément avec Touthmôsis. Comme il m’est pénible de penser que tous mes efforts pour remplir d’or les coffres du temple et ceux de l’État, pour procurer au pays une paix bénéfique, vont se trouver anéantis au premier son de trompette guerrière, propre à toucher leurs cœurs naïfs !

Hatchepsout quitta brusquement la pièce et Senmout préféra sagement ne pas la suivre. Elle devait commencer à affronter seule l’inéluctable réalité.

 

Deux mois plus tard, Hapousenb fut tiré de son sommeil en pleine nuit par un de ses acolytes terrorisé qui lui apprit que Touthmôsis était à sa porte. Il sortit promptement de sa couche en remerciant le jeune homme et l’envoya prévenir sur le champ Néhési et les gardes de Sa Majesté. Il le fit disparaître par une porte dérobée menant directement au sanctuaire d’Amon, puis passa une robe et se rafraîchit le visage, tout en regrettant d’avoir cette nuit-là choisi de dormir au temple plutôt que dans ses appartements. Lorsque les portes s’ouvrirent, il avait pris place sur un large siège, les mains croisées sur les genoux.

Touthmôsis entra seul, mais deux de ses soldats montaient la garde à l’extérieur. Hapousenb ne fut pas long à deviner où étaient passés ses propres soldats ; l’or est toujours un appât efficace. Il ne daigna pas se lever pour le saluer, et se contenta d’incliner légèrement la tête. Touthmôsis s’approcha du grand prêtre et alors seulement Hapousenb se leva, et attendit, selon l’usage, que le prince parlât le premier. Touthmôsis, quoique apparemment en pleine possession de ses facultés, empestait la bière. Il se campa fièrement les poings sur les hanches devant Hapousenb en le regardant droit dans les yeux.

— Je serai bref, dit-il, car je désire dormir autant que vous, grand prêtre. J’ai une proposition à vous faire. (Hapousenb, un léger sourire aux lèvres, s’abstint de répondre.) Le règne de ma belle-mère touche à sa fin, poursuivit-il. Elle en est consciente aussi bien que moi, mais ne fera rien pour y mettre un terme. Je n’ai pas l’intention d’attendre plus longtemps. De considérables bouleversements vont intervenir au palais ; vous savez sûrement lesquels et je ne crois pas avoir besoin de vous donner plus de précisions.

— Je le sais, répondit Hapousenb le cœur battant. Nous le savons tous.

— Bien entendu, dit Touthmôsis en arpentant la pièce à grandes enjambées. (Hapousenb frissonna et enfouit ses mains sous sa large robe sans quitter des yeux son interlocuteur.) Vous la servez avec la plus grande fidélité depuis de longues années, grand prêtre. Votre père, le vizir, servait déjà mon grand-père avec la même estimable dévotion, et c’est pourquoi je suis venu vous voir personnellement sans vous convoquer de manière officielle. Êtes-vous au service de l’Égypte ou bien à celui d’Hatchepsout ? demanda-t-il en se retournant brusquement.

Hapousenb s’efforça de lui répondre le plus posément du monde.

— Vous connaissez déjà ma réponse, prince. Je suis au service de l’Égypte incarnée en la personne du pharaon.

— Vous éludez ma question et pour ne plus perdre de temps, car je suis fatigué, je vais vous la formuler plus directement. Accepterez-vous de me servir, ou bien resterez-vous solidaire d’un pharaon qui n’en fut réellement jamais un ?

— Je sers le pharaon, répondit obstinément Hapousenb, et Hatchepsout est le pharaon. Je continuerai donc à la servir aussi longtemps qu’elle vivra.

— Je suis en train de vous offrir plus que la liberté. Je vous offre une possibilité de rester aux postes que vous occupez au temple et à la cour, en tant qu’homme de confiance et conseiller du pharaon. J’ai besoin de vous, Hapousenb.

— Je ne l’abandonnerai pas tant qu’elle gouvernera l’Égypte, répondit Hapousenb avec un léger sourire.

— Mais après ?

Hapousenb fit un effort considérable pour ne pas se laisser convaincre par l’autorité souveraine du regard de Touthmôsis.

— Je lui suis entièrement dévoué. C’est tout ce que je peux vous dire.

Touthmôsis s’avança vers lui, l’air exaspéré.

— Allons, allons, Hapousenb. Contrairement à Senmout, vous descendez d’une des plus anciennes familles aristocratiques du royaume. Rangez-vous à mes côtés et vivons en bonne entente.

— Je ne trahirai jamais celle qui a daigné me combler d’honneurs et d’affection, fut-ce au péril de ma vie. Elle est pharaon, prince, et cela depuis la mort de son père. Les traîtres seront ceux qui accepteront de vous suivre.

— Vous êtes stupide ! s’exclama Touthmôsis avec rage. Je vais vous demander votre avis pour la dernière fois. Si vous estimez ne pas pouvoir me servir, accepterez-vous de vous exiler, et de ne jamais plus refranchir les frontières de l’Égypte ?

— Je ne partirai pas, dit Hapousenb en détournant la tête, plutôt mourir que de l’abandonner sans défense et sans amis.

Touthmôsis se dirigea vers la porte que lui avait ouverte son garde en l’entendant approcher.

— Les choses pourraient fort bien en arriver là, cria Touthmôsis. Réfléchissez, et si jamais vous changez d’avis, faites-le-moi savoir avant demain matin.

— Je suis désolé de vous décevoir, prince, mais mon avis ne varie pas au gré des vents, répondit Hapousenb d’une voix douce. Il ne changera jamais.

— Eh bien, vous mourrez ! s’exclama Touthmôsis en claquant la porte derrière lui.

Hapousenb se précipita vers le feu pour l’attiser. Il fut pris d’un violent frisson et se sentit transi de froid. Au même moment surgit Néhési, armé d’un couteau, et à sa suite les gardes de Sa Majesté.

— Je vous remercie d’être venu, lui dit Hapousenb en tendant les mains à la flamme.

— Je me suis dépêché, dit Néhési en rengainant son couteau et en s’approchant d’Hapousenb. (Les gardes se retirèrent à son signe.)

— J’étais certain de vous trouver mort, ou blessé. Je viens de croiser Touthmôsis et ses soldats armés jusqu’aux dents.

— Il est simplement venu pour me parler. Nous avons parlé et il est reparti.

— Vous êtes tout pâle, remarqua Néhési.

Hapousenb transpirait abondamment et frissonnait encore en retrouvant peu à peu son calme habituel. Il conduisit Néhési à sa table et se servit une coupe de vin qu’il but avidement.

— Cela n’a rien d’étonnant. Touthmôsis se prépare à agir, d’ici un jour ou deux, je pense. Il est venu m’offrir une planche de salut.

— Tiens donc ! dit Néhési en riant méchamment. J’en devine aisément le prix… et votre réponse. Où étaient donc vos gardes ?

— Il s’est arrangé pour les éloigner. Je ne les reverrai pas de sitôt, ce me semble. Il faut prévenir immédiatement Senmout, il doit être chez le pharaon. (Il haussa les épaules d’un air las et impuissant.) Mais que pouvons-nous faire ?

— Il ne nous reste plus qu’à mourir dignement, répondit avec indifférence Néhési. De même que nous pouvons nous enorgueillir d’avoir vécu dignement. Nous trouverons grâce aux yeux des dieux. Notre fin risque d’être rapide ; mais quelle sera celle du pharaon ?

Ils se regardèrent avec désespoir, accablés par leur soudaine impuissance. Puis ils quittèrent ensemble les appartements d’Hapousenb et s’enfoncèrent dans les ténèbres de la nuit, escortés des gardes royaux sur le qui-vive.

Senmout et Hatchepsout dormaient au moment où Néhési se présenta à la porte de leur chambre, mais s’éveillèrent au bruit des chuchotements animés avant même l’entrée de Doua-énéneh. Ils se levèrent promptement et se vêtirent à la hâte.

— Le grand prêtre et le chancelier demandent à être reçus, annonça Doua-énéneh en s’inclinant.

Hatchepsout fut soudain prise de panique. Le moment était donc arrivé. Mais pourquoi si vite, pourquoi maintenant ?

— Faites-les entrer, et restez avec nous, Doua-énéneh. Je crains que ce qu’ils ont à nous dire ne vous concerne également.

Il ouvrit les portes toutes grandes en laissant le passage à Hapousenb et Néhési, et les referma sans bruit, après s’être assuré que les gardes royaux étaient bien en faction.

— Parlez, dit aussitôt Hatchepsout, et n’essayez surtout pas de me ménager. Le moment est arrivé, n’est-ce pas ?

Néhési s’assit près de la table et Hapousenb s’avança en lui exposant, le moins brutalement qu’il put, la proposition de Touthmôsis. Elle l’écouta sans l’interrompre et, quand il eut terminé, le prit tendrement par les épaules.

— Pour votre propre sauvegarde, ami bien-aimé, vous devez absolument quitter Thèbes dès cette nuit. Je ne veux pas avoir votre mort sur la conscience.

— Je ne partirai pas. Ma place est ici et je resterai ici. Néhési et Senmout ainsi que tous vos ministres vous feront la même réponse.

— Je vous ai tout pris, Hapousenb, jusqu’à votre cœur. Dois-je aussi vous enlever la vie ? (Sa voix n’était plus qu’un doux murmure implorant) Je vous donnerai de l’or et des soldats ; vous pourrez facilement trouver refuge au Réténou. Je vous en supplie, Hapousenb, éloignez-vous de moi !

Il secoua obstinément la tête en lui souriant.

— Non, non et non ! dit-il. Comment supporterai-je de vivre après vous avoir abandonnée à votre destin ?

— Idiot ! Triple idiot ! répliqua-t-elle avec colère. Mais que pourrez-vous faire de plus en restant ici ? On ne peut pas éviter l’inéluctable !

— Nous pouvons mourir. (La voix de Néhési leur parvint de l’autre bout de la pièce.) Nous pouvons mourir. (Hatchepsout se jeta sur sa couche en poussant un cri de détresse.) Nous pouvons montrer à Touthmôsis ce qu’est la vraie loyauté, en vous prouvant une dernière fois notre dévouement illimité. Aucun soldat ne pourrait souhaiter fin plus honorable.

Néhési s’exprimait sur le même ton détaché que s’il se fut agi de discuter une affaire banale.

— Combien de temps nous reste-t-il ? demanda Hatchepsout.

— Pas une seconde, répondit Néhési en rejoignant le petit groupe. À présent que Touthmôsis nous a dévoilé son jeu, il va agir vite. Et c’est vous, Senmout, qu’il frappera le premier car vous êtes le prince le plus puissant d’Égypte. Puis il supprimera Hapousenb qui détient la plus haute fonction au temple, et il terminera par moi, garde du corps du pharaon.

— Je pense qu’il essayera de nous abattre tous les trois en même temps, dit Senmout. (La conversation lui faisait l’effet d’un mauvais rêve ; rien n’y manquait : la lumière blafarde, les silhouettes figées, le mugissement plaintif du vent dans la nuit, et planant autour d’eux, les ténèbres de l’éternité.) Il frappera vite et bien, poursuivit-il, d’ici un jour ou deux au plus tard, pour ne pas vous laisser le temps de réunir vos hommes.

— Comme il me connaît mal, répondit Hatchepsout. À ma place, Touthmôsis n’aurait certainement pas hésité une seconde à verser inutilement le sang des soldats, mais moi non. Je ne ferai tuer personne.

Un lourd silence s’abattit sur l’assemblée accablée par un sentiment de défaite. Hatchepsout demanda à Doua-énéneh d’aller chercher Nofret et ses esclaves.

— Nous allons festoyer et boire ensemble jusqu’au lever du soleil, dit-elle, sans plus parler de tout cela. Vous connaissez mes sentiments à votre égard. Si je ne puis rien faire de plus que d’intercéder en votre faveur devant les dieux, je le ferai sans hésiter. Nous nous retrouverons plus tard dans les vertes prairies du paradis, avec l’éternité devant nous, et nous nous plairons à évoquer notre vie ici-bas.

Personne ne bougea, ni ne la regarda, chacun ayant la gorge nouée par l’émotion. Nofret leur apporta à manger et à boire et alluma quelques chandelles. Assis par terre sur des coussins, ils soupèrent et se portèrent de nombreux toasts, évoquant à voix basse les souvenirs communs des jours heureux de leur jeunesse, un sourire plein d’amour et de résignation sur les lèvres. Puis ce fut l’aube ; Hatchepsout s’agenouilla devant eux, le visage enfoui dans ses cheveux, et, enlacés, ils entonnèrent l’hymne au dieu, la voix brisée par les larmes soudaines qu’ils ne pouvaient retenir, baignés par la douce lueur des premiers rayons de Râ.

Hatchepsout se releva et les tint longuement et ardemment dans ses bras, mêlant ses larmes à celles de ses amis dans le silence de l’aurore. Ils se prosternèrent l’un après l’autre devant elle en lui baisant les pieds, et s’éloignèrent, emportant avec eux les années de bonheur qu’ils lui avaient données. Elle tourna vers Senmout un visage pâle et fatigué qui lui parut étrangement jeune.

— Allons sur la terrasse, lui dit-elle en le prenant par la main.

Ils quittèrent la chambre à coucher pour emprunter l’escalier conduisant au toit de la Salle des Audiences. Ils s’assirent, main dans la main, et Senmout jeta un dernier regard sur les majestueux pylônes et les pyramides de Thèbes ; les falaises encore nimbées d’un halo de brume ; les eaux miroitantes du Nil bordé de palmiers et de roseaux ; la coque dorée de la barque royale amarrée devant le débarcadère. Il prit une profonde respiration pour ne rien perdre des exquis parfums de l’Égypte, l’odeur du fleuve et des lotus, les senteurs de la végétation environnante mêlées à celles plus proches de la myrrhe.

— Je vous remercie, merveilleuse déesse, dit-il doucement en se tournant vers Hatchepsout. Je vous remercie, Incarnation divine et éternelle.

Il la prit tendrement dans ses bras et l’embrassa longuement, tandis que se dissipaient les brumes matinales.